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Starry Sky

Conversation au sommet

Conversation au sommet


Deux anges divins discutent en regardant les humains du haut de leur nuage.

  • Le monde des humains court à sa perte, constate le premier.

  • C'est dommage. J'y croyais vraiment, cette fois, dit le second.

  • C'était couru d'avance, cher ami. Ils se comportent comme des diablotins depuis le début !

  • Pas si sûr... Ça dépend franchement des conditions dans lesquelles ils évoluent...

Les deux anges sont pensifs. Ces deux figures célestes se ressemblent en apparence, mais elles sont très différentes en réalité. Complémentaires, aussi, et donc sont obligées de se mettre d'accord s'ils devaient intervenir. Le premier dit :

  • Nombreux sont ceux qui portent en eux un esprit rebelle. Je te parie qu'ils sont capables de devenir les fers de lance d'une Révolution des institutions efficace et salvatrice !

  • Tu connais les humains, mon ami, ils ont beau changer leurs institutions, si leurs mentalités n'évoluent pas, ils reproduisent sans cesse les mêmes erreurs, encore et encore... Non, à mon avis, ce qui pourrait encore les sauver, c'est une Révolution intérieure ! Chacun doit faire une partie du chemin en lui-même. Après agrégation d'esprit fraîchement ouverts à de nouveaux possibles, il deviendra plus aisé pour eux de construire un monde meilleur pour leurs semblables, et pour l'ensemble de la Vie sur Terre.

  • C'est beau ce que tu dis... dit le premier ange sur un ton ironique que ne perçoit pas immédiatement le second. Ce dernier répond d'un ton auto-satisfait, toujours perché sur son doux cumulus :

  • J'ai toujours dit cela ! Il esquisse un sourire satisfait.

  • Quelle supercherie ! Mais enfin, cher ami, on ne va pas se quereller à nouveau sur ce sujet !

Le sourire du second ange s'efface instantanément de son visage. L'autre continue :

  • Les mentalités humaines sont structurées principalement par les institutions qu'ils ont construites. Leurs sociétés ne sont pas une simple addition de comportements individuels, ce sont aussi des structures qui les dépassent, qu'ils ne sont pas capables de percevoir. Ce qu'il faut, c'est un bon coup de pied dans la fourmilière et révolutionner tout ça !

  • Argh ! Mais je sais tout ça ! Tu ne m'écoutes donc pas ?! Si tu changes le système sans changer les mentalités, ils reproduisent les mêmes erreurs ! La Révolution doit d'abord être intérieure !

  • Non mais regarde les ! Dit le premier ange, désespéré.

Il pointe du doigt la Terre au dessous des nuages. Leur vue affinée leur permet de distinguer des humains grouillants, s'activant à accomplir leur routine quotidienne, inconscients qu'un regard divin se pose sur eux, inconscients pour la plupart des dangers imminents qui les guettent. Les deux protecteurs célestes, eux, perçoivent la raréfaction des ressources naturelles, la destruction des écosystèmes, la pollution grandissante des espaces habitables, la modification du climat... à la fois par leurs pouvoirs extralucides, et par des données transmises par des machines divines.

Le premier cherubin reprend :

  • Le temps leur manque ! Une Révolution intérieure, c'est bien joli, très poétique sur le papier, je te l'accorde, mais tu connais les humains, il leur faudrait des siècles avant que cela ne produise les effets escomptés !

Le deuxième ange relève les données de la machine à sa gauche et fait de rapides calculs :

  • Au moins trois générations, d'après ce qu'on en sait.

Le premier se penche sur une autre machine connectée au système-Terre :

  • Le calculaTerre prédit qu'au rythme actuel, la planète ne sera plus habitable par les humains d'ici deux générations. La Révolution intérieure est une belle idée, mon ami, mais pas un bon pari, tu vois bien...

Le second, vexé se renfrogne. « J'ai toujours misé sur cela pourtant. Â» pense-t-il.

  • Si tu veux mon avis, ton idée de Révolution des institutions n'est pas plus réaliste que mon idée de Révolution intérieure.

  • Au contraire ! Les humains pourraient changer de mode de vie en l'espace-temps d'une seule et unique génération !

  • Mais à quel prix ?! Tu connais les humains ! Les révolutions les rendent un peu dingues. Ils détruisent tout ce qu'ils ont mis des siècles à bâtir, ils commettent des massacres au nom de leur idéal, ils ne respectent même plus les traditions les plus essentielles...

  • Ok pour les massacres et les destructions. Je trouve que c'est préférable à la disparition de nos petits humains. Quant aux traditions...

Le premier angelot s'interrompt pour prendre une respiration profonde, avant de continuer :

  • C'est quand même à cause d'un certain nombre d'entre elles si l'effondrement est là !

Le deuxième est estomaqué par les propos de son comparse. Autant avoir des boules de nuage dans les oreilles :

  • Tu es capable de penser des choses vraiment diaboliques parfois !

Une grimace dégoûtée se forme sur son visage poupin. Il jette un rapide coup d’œil aux machines divines ainsi qu'à leurs nombreux indicateurs de données.

  • Tu veux savoir si une Révolution des institutions serait salvatrice pour l'Humanité ? Regardons ce qu'indique le calculaTerre. Alors... Voyons voir... J'entre les données...

Les deux protecteurs célestes, du haut de leur cumulus, se penchent sur la machine.

  • D'après les données dont nous disposons en l'état, s’enquit le deuxième ange, les groupes humains qui ont le plus de chance de révolutionner les institutions sont des groupes profondément intolérants et racistes. Leur action, si elle réussissait, conduirait à l'extinction de l'humanité d'ici la fin de la prochaine génération.

Le premier se décompose à la vue de ces prospections divinatoires.

« J'ai toujours misé sur cela pourtant Â» se dit-il, désemparé à son tour.

  • L'Histoire n'est pas encore écrite, s'exclame son comparse. Regarde. (Il pointe du doigt l'appareil) Il reste une mince probabilité de succès à l'espèce humaine. A nous de jouer, donnons-leur le coup de pouce dont ils ont besoin ! A mon avis, ses chances résident dans la Révolution intérieure. Choisissons les plus sages et les plus respectés d'entre eux et donnons-leur l'illumination !

  • Tu divagues dans le brouillard ! S'énerve soudain le premier ange. Il faut que je te rappelle les conséquences qu'il y a eu la dernière fois où tu as joué avec ton pouvoir d'illumination ! De Jésus aux Croisades ! Beau résultat ! Un très joli coup sur le moment, je te l'accorde, mais en quelques siècles seulement, c'est devenu un grand n'importe quoi !

Le second ange rougit de colère à mesure qu'il entend les paroles sortir de la bouche du premier.

  • C'est le Paradis qui se moque des Dieux ! Premièrement, tu étais partant, je te signale. Deuxièmement, quand c'est toi qui utilises l'illumination pour insuffler un élan révolutionnaire, tu crois que c'est beaucoup mieux ?! Tu as peut-être eu une super conversation avec Marx au 19ème siècle, mais on n'a pas eu besoin d'attendre très longtemps après ça pour voir le grand n'importe quoi que ça a causé. (L'ange prend alors un ton euphémisant au possible.) Mao et Staline, combien de millions de morts au cumulé ? Pour ne citer que deux petits exemples !

  • Nan mais tu caricatures là ! Déjà, ce bon vieux Karl n'avait pas vraiment tout saisi à mon message, alors forcément, ceux qui ont interprété ses écrits ont évidemment déformé encore davantage l'histoire...

Le années sur Terre étant des minutes pour les anges, le temps leur manque cruellement. Le second ange regarde son ami, impassible, tapant du pied d'impatience sur un cumulonimbus. Prenant un air insolent, il s'exclame :

  • Parce que tu crois que les Croisés ont compris quoique ce soit à la conversation que j'ai pu avoir avec Jésus, peut-être ??

La pluie tombe brusquement en dessous d'eux. Un silence s'impose alors. Les deux anges se regardent dans les yeux l'un de l'autre. Ils savent que le problème est grave. Que le temps leur est compté. Et ils ne peuvent agir sans décision consensuelle. L'humanité risque de s'éteindre, et eux, de se retrouver dans un ennui millénaire par la même occasion. Ils ont pris soin de l'ensemble de la Vie qui prolifère sur Terre, depuis le commencement du monde. Plusieurs fois ils ont parié sur le potentiel de telle ou telle espèce, y investissant toute leur énergie angélique. Mais elle finissait inlassablement par disparaître. « Diable d'astéroïde Â» leur arrive-t-il encore de penser quand ils se remémorent les Dinosaures. Quand les humains sont apparus, cela faisait des millions d'année qu'ils n'avaient pas été si enthousiastes. Ils ont cru si fort en leur intelligence individuelle et collective, ils ont eu si confiance dans le champ des possibles que leur offrait l'avenir de cette espèce. Mais surtout, aussi imparfaits soient-ils, ils se sont attachés à ces petits humains. Ils sont encore abasourdis de les voir en arriver là. Au bord de l'effondrement. Avec une probabilité considérable que les événements mènent à l'extinction pure et simple. Sans oublier la disparition de toutes ces autres formes de vie qui les côtoient. Aucun des deux anges ne peut se résoudre à regarder les humains courir à leur perte sans tout tenter pour leur venir en aide.

Ils restent là, immobiles, à se regarder dans les yeux l'un de l'autre. Le premier dit :

  • Tu sais bien qu'on doit se mettre d'accord pour agir. C'est la règle.

  • Très bien, alors fais-moi confiance, suis-moi sur ce coup, et donnons l'illumination divine aux plus sages et aux plus respectés, pour une Révolution intérieure prolifique à tous.

  • Toi suis-moi, et donnons l'illumination divine aux plus motivés et aux plus influents d'entre eux, pour une Révolution des principales institutions qui permette le salut de l'humanité, et du reste de la Vie sur Terre.

  • Tu réalises que si nous faisons le mauvais choix, on ne pourra pas revenir en arrière ? On aura grillé notre fléchette pour au moins les cinq cents prochaines années. Pas de seconde chance.

  • Oui, j'étais là moi aussi la dernière fois qu'on a commis un impair endiablé. Pas de chance qu'il y ait eu ce satané astéroïde après qu'on ait donné un coup de pouce à ces malheureux Dinosaures pour se remettre de l'éruption volcanique...

  • Je t'avais bien dit qu'il valait mieux attendre encore avant d'agir aussi. Si tu m'avais écouté...

Le premier ange s'emporte subitement :

  • Oh tu ne vas pas encore me remettre la faute sur les ailes pour cette vieille histoire ! Tu n'es pas croyable !

A ces mots, le second ange se sent vexé comme jamais. « Pas croyable Â». C'est vraiment la pire insulte qu'on puisse proférer à un ange. Là-dessus, les voilà tous les deux emportés dans une querelle à faire trembler l'orage et tomber la foudre.


Pendant ce temps-là, sur Terre, de plus en plus d'humains comprennent que leur espèce est menacée. Nombre d'entre eux prient les dieux, les anges et tous les saints pour leur venir en aide au plus vite. Mais nos deux personnages ailés n'entendent pas, trop pris dans la tourmente de leur querelle. D'autres humains sont empêtrés dans des conflits d'ampleur gigantesque : des guerres avec le manque de ressources, des pandémies avec les déplacements de population et le dérèglement climatique, des famines dues à la mauvaise gestion des denrées, elle-même causée par des inégalités insoutenables... Les tergiversations sans fin des dirigeants humains n'arrangent rien. Ils sont encore pire que les anges dans leurs débats stériles. Les humains sont à l'agonie, et plus personne ne semble en capacité d'agir de façon consensuelle. C'est la panique sur Terre et dans les Cieux.

Dans les nuages, les compteurs du calculaTerre et autres machines divines s'emballent.

  • Oh mes dieux ! S'écrie le premier ange, ils vont atteindre le point de non-retour ! Que fait-on ?

Le deuxième ange regarde les indicateurs, et se rend compte qu'ils ne parviendront pas à se mettre d'accord à temps. La courbe du nombre d'humains sur Terre est en train de baisser drastiquement.

  • J'ai bien peur que cette fois, ce ne soit vraiment la fin...

Au moment où il prononce ces mots, encore convaincu que seule leur intervention divine permettrait aux humains d'entrer dans la petite brèche de probabilité de survie, un voyant vert s'allume, et la population humaine se stabilise.

Abasourdis, les deux anges se regardent dans un court silence interrogatif et songeur. Ils parcourent l'ensemble des données de leur machine, se penchent tour à tour au-dessus des nuages pour observer de leurs propres yeux...

Ni de Révolution des institutions, ni de Révolution intérieur. Plus de tergiversations, plus de conflits armés. Il semblerait que les quelques humains qui restent aient usé d'un stratagème que personne n'avait vu venir.

  • C'était si simple pourtant... s'étonne le premier. C'est fou que nous n'y ayons pas pensé.

  • Trop simple, je dirais, notre esprit est beaucoup trop complexe et pragmatique pour se montrer si instinctifs.


Certains ont eu une intuition. Celle que le monde dans lequel ils ont évolué jusqu’alors ne pourrait plus continuer éternellement. Ils s’y sont attachés malgré les oppositions, nombreuses au départ, puis de plus en plus éparses à mesure que les catastrophes se sont succédées. Et ils se sont mis au travail coûte que coûte. Ils n'ont pas attendu que les dieux leur viennent en aide, même s’ils ont continué à prier pour des jours meilleurs. Ils n'ont pas attendu qu'un homme providentiel leur montre la voie à suivre, même s’ils se sont battus pour sauver l’essentiel. Ils n'ont pas attendu que le monde change, même s’ils se sont efforcés à faire évoluer leur propre mentalité et comportement. Ils n'ont pas attendu que les pouvoirs publics leur disent quoi faire, mais ils ont agi collectivement, en petit groupe, et individuellement, avant, et même après que les Etats aient été dissouts. Ils ont essayé différents chemins, parfois à tort, parfois à raison. Et quelques-uns ont survécu à l’effondrement.


  • Leur monde aujourd'hui est très différent de celui d'hier, dit le premier ange.

  • Mais ils n'ont pas fait de Révolution, fait remarquer le second. L'ancien monde a disparu, et un nouveau déjà adapté à cette situation inédite a su résister aux défis auxquels ils étaient confrontés. Nous avons bien fait de miser sur cette espèce en fin de compte. Ils ne sont pas si dépourvus de raison.

  • Quelque part, cher ami, dit le premier angelot sur un ton ironique teinté d’humour noir, nous avons échoué : leur monde est bien mort.

  • Oui. Et un nouveau lui a succédé, répond l'autre, calmement. Il est encore trop tôt pour savoir si ce sera pour le meilleur ou pour le pire. Nos appareils de mesure sont encore indécis. Leurs probabilités de survie pour les siècles à venir n'en reste pas moins nettement meilleure.

  • Trêve de querelles ! Trinquons au monde des humains ! Ces êtres capables de défier toute probabilité statistique !

Le deuxième ange attrape un petit morceau de brume entre ses mains, le divise en deux. Les petits agrégats de vapeur d'eau se muent en verre rempli d'élixir divin. Il tend une coupe à son ami puis lève son verre :

  • Le Monde est mort. Vive le Monde !


Et les humains continuèrent à prospérer encore longtemps.

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